Une leçon d'architecture

La Villa Cavrois de Mallet-Stevens : une leçon d’architecture

La Villa Cavrois retrouve ses meubles Photo © Jean-Luc Paillé - CMN

Chef-d’œuvre de l’architecte moderniste Robert Mallet-Stevens, la Villa Cavrois ouvrait ses portes en 2015 après 15 années de travaux. Retour sur ce projet aussi complexe que sophistiqué, inscrit dans tous les manuels d’architecture.

Le 12 juin 2015 dernier s’achevait, avec l’inauguration de la Villa Cavrois, l’un des grands chantiers menés par le Centre des Monuments nationaux ces dernières années. Construite en 1932 pour l’industriel Paul Cavrois et sa famille, le bâtiment, chef-d’œuvre de l’architecte moderniste Robert Mallet-Stevens, avait connu bien des vicissitudes. Occupée par la famille jusqu’en 1985 (hormis la parenthèse de la Seconde Guerre mondiale où elle fut réquisitionnée par les Allemands), la villa, passée en 1988 entre les mains d’un promoteur peu scrupuleux, avait subi d’affligeantes dégradations malgré la mesure de classement de 1990, censée la protéger. Suite au décès de Madame Cavrois en 1986, l’ensemble du mobilier avait également été dispersé.


La Villa Cavrois ©Christel Mattei

Un vaste chantier de restauration et de remeublement

Il a fallu son rachat par l’État en 2001, près de quinze ans et 23 millions d’euros de travaux pour la restituer dans un aspect évoquant fidèlement l’original. Aboutissement de patientes recherches, tout le décor a été recomposé à l’identique conformément à son état de 1932 et certaines pièces du mobilier original ont pu être rachetées au gré de différentes ventes aux enchères. On peut ainsi aujourd’hui déambuler librement dans cette œuvre d’art total, Mallet-Stevens ayant intégralement tout dessiné, du mobilier aux poignées de portes en passant par le parc et les grilles des radiateurs. La politique de remeublement menée par le CMN depuis 2009 (qui soulève parfois quelques interrogations) se poursuit encore aujourd’hui. En février dernier, on apprenait ainsi l’acquisition de la table de la chambre jaune de jeune homme, associée initialement à des chaises et des fauteuils qui n’ont pour l’heure pas encore pu être localisés.


Photo d'archive, la chambre jaune de jeune homme à la Villa Cavrois © CMN

Un coup de foudre inattendu

« Demeure pour une famille nombreuse de neuf personnes », tel est le cahier des charges défini par le commanditaire Paul Cavrois à l’intention de l’architecte. Riche industriel textile de Croix, non loin de Lille, Paul Cavrois, qui vit jusqu’alors dans une maison bourgeoise, a acquis quelques années plus tôt, en 1925, un vaste terrain en lisière de la campagne pour y édifier sa demeure. Il en confie initialement le projet à Jacques Gréber, architecte régionaliste, habitué de ce type de commandes. Mais peu après, la même année, Paul Cavrois change radicalement de cap. Le déclic vient de son séjour à Paris pour l’Exposition des Arts décoratifs. Là, il rencontre Mallet-Stevens, personnalité raffinée, qui vient d’achever la Villa Noailles à Hyères. Son charme opère sur l’industriel, qui abandonne Gréber et son manoir d’inspiration anglo-normande.

Paul Cavrois, qui n’est ni collectionneur ni porté vers l’art de son temps jusqu’alors, prend en marche le train des avant-gardes en donnant carte blanche à Mallet-Stevens. Celui-ci emmène son client en voyage, lui fait découvrir le palais Stoclet de Josef Hoffmann à Bruxelles et l’hôtel de ville d’Hilversum (Pays-Bas) construit par Willem Marinus Dudok.

De retour, Cavrois est converti et donne son accord en 1929 sur la première esquisse. Volumes cubiques, larges baies laissant passer la lumière, toit terrasse, acier, verre, structure béton… la Villa Cavrois est en tout point fidèle aux principes modernistes que Mallet-Stevens, fondateur de l’Union des Artistes modernes, défend. Pour autant, elle n’est pas, comme le souligne l’universitaire Richard Klein, spécialiste de l’architecte, « un manifeste opératoire. […] Elle n’est pas l’illustration d’une théorie comme la Villa Savoye de Le Corbusier (achevée en 1931). » Et sans doute le talent particulier de Mallet- Stevens réside-t-il dans cette capacité à défendre les grands principes de l’architecture moderne tout en s’adaptant au contexte de la commande.

Un château contemporain

Avec son profil de paquebot et ses volumes cubiques, la « folie Cavrois », bâtiment d’avant-garde, reprend ainsi à son insu le parti des châteaux du XVIIIe : salon de réception central ouvrant sur le jardin et répartition de part et d’autre des appartements privés, en l’occurrence celui des parents d’une part et de l’autre celui des enfants et de leur gouvernante. Quant au miroir d’eau reflétant la façade sud, comment ne pas penser aux jardins « à la Le Nôtre ».

« À Monsieur et Madame Cavrois qui m’ont permis, grâce à leur clairvoyance, leur mépris de la routine, leur enthousiasme, de réaliser cette demeure. Avec toute ma gratitude et la fidélité de mon amitié. » Ainsi Mallet-Stevens dédicace-t-il l’ouvrage qu’il publie dès 1934 à compte d’auteur sur la villa fraîchement achevée. Conciliant les extrêmes, l’architecte parvient ici à marier les matériaux industriels comme le verre et le métal, omniprésents, avec les matériaux nobles (marbre de Suède, marbre de Sienne, noyer, poirier et bois exotiques) soigneusement sélectionnés, sans ostentation. La sobriété et le dépouillement des lignes s’accompagnent ici d’une polychromie et d’un luxe discret, conformes au statut du propriétaire. L’architecte s’attache aussi à intégrer les dernières technologies : ventilation, TSF, téléphone, ascenseur, équipement de la cuisine et de la buanderie.


Le Grand salon par Albin Salaün, 1934 © Benjamin Gavaudo – Centre des monuments nationaux

Les vastes et multiples salles de bain, le bassin de natation extérieur et le balcon des parents pour les exercices physiques sonnent comme un manifeste pour un homme moderne, abritant dans un corps sain, un esprit sain. Propre à la Villa Cavrois, le passage d’un espace à l’autre ménage les effets et se déroule souvent comme une séquence de cinéma, rappelant la casquette de décorateur de Mallet- Stevens qui a travaillé pour les réalisateurs Marcel L’Herbier et Jean Renoir. Cas unique dans son œuvre, les murs extérieurs du bâtiment, habituellement uniformément blancs, sont revêtus de briques jaunes. Mais si l’architecte s’approprie cet élément vernaculaire de la région c’est pour en faire un module constructiviste. Ainsi, à l’étude, tous les volumes de l’édifice se révèlent être en homothétie parfaite avec ce pavé unitaire… Une leçon d’architecture à laquelle déroge uniquement la tour centrale qui, telle un donjon, surplombe cet incroyable château contemporain.

Véronique Bouruet-Aubertot
Journaliste et écrivain
Publié dans Connaissance des arts le 24 mars 2020