Le miracle de la Villa Cavrois

Le miracle de la Villa Cavrois, chef-d’œuvre absolu de Mallet-Stevens

Un article de François Chevalier, publié le 24 novembre 2019, dans Télérama.


Le visage de la villa Cavrois après sa restauration. © Jean-Luc Paillé / Centre des monuments nationaux

À la fin des années 1920, un riche industriel roubaisien commande un château à l’architecte avant-gardiste Robert Mallet-Stevens. Ce dernier va réaliser une demeure hors normes, véritable manifeste d’architecture moderne. Après avoir failli disparaître, la Villa Cavrois est désormais accessible au public, près de Lille.

« A madame et monsieur Cavrois qui m’ont permis, grâce à leur clairvoyance, leur mépris de la routine, et leur enthousiasme, de réaliser cette demeure. » Ces quelques mots de remerciements ont été écrits par Robert Mallet-Stevens, dans un ouvrage publié en 1934 (1). Ils traduisent la relation de confiance qui existait entre l’architecte moderniste et les Cavrois, riche famille roubaisienne ayant fait fortune dans l’industrie textile. A la fin des années 1920, Paul Cavrois, qui a acheté un grand terrain à Croix, près de Lille, sollicite Mallet-Stevens pour une commande spéciale. L’industriel a eu un coup de foudre pour le créateur de la Villa Noailles, à Hyères, et il souhaite se démarquer radicalement de la bourgeoisie locale, habituée aux maisons de style normand.

(1) Une Demeure 1934, ouvrage édité après la construction de la villa.

Un véritable manifeste

Paul Cavrois n’a pas froid aux yeux : il veut s’offrir un château moderne pour loger son épouse Lucie, leurs sept enfants (dont trois issus de la précédente union de Lucie avec Jean, le frère de Paul, décédé pendant la Première Guerre mondiale) et le personnel de service. Mallet-Stevens va alors concevoir un habitat hors normes, qui nécessitera trois ans de travaux. La ligne directrice du programme est limpide : air, lumière, travail, sports, hygiène, confort et économie. Le 5 juillet 1932, l’imposante Villa Cavrois enveloppée de briques jaunes est officiellement inaugurée.


Page 14 du livre Une Demeure 1934, éd. L'Architecture d'aujourd'hui, 1934. © Philippe Berthé / Centre des monuments nationaux

Un simple coup d’œil aux dimensions permet d’évaluer le gigantisme de la structure : 2 400 m2 habitables, 6 m de hauteur sous plafond, 1 000 m2 de terrasses sur trois étages… Pour meubler ces volumes exceptionnels, l’architecte avant-gardiste a sélectionné les plus beaux matériaux (marbre vert de Suède pour la salle à manger, marbre jaune de Sienne pour la cheminée et, pour le hall-salon, planchers en acajou de Cuba…) et engagé les meilleurs artisans. Salles-de-bains, chambres, living-room, hall-salon, fumoir, cuisine… Aucune pièce n’a été négligée, la décoration est épurée, le mobilier est fonctionnel et le confort optimal. L’édifice est un savant mélange de progrès technique (chauffage central, TSF intégré dans les murs, ascenseur intérieur conçu par Jean Prouvé…), de précision et d’élégance. Comble de l’innovation, Mallet-Stevens a réalisé des toits-terrasses pour perdre le moins de place possible, ainsi que des grandes fenêtres qui s’ouvrent verticalement en s’enfonçant dans les murs.

Une histoire chaotique

Avec la Villa Cavrois, l’architecte né à Paris en 1886 signe son œuvre la plus aboutie, qui va marquer durablement le paysage de la banlieue lilloise. Un véritable manifeste architectural pour le cofondateur — avec Le Corbusier, Jean Prouvé et Pierre Jeanneret — de l’Union des artistes modernes (UAM). Pourtant, si cette maison monumentale est toujours debout 90 ans après le début de sa construction, cela tient du miracle. La Villa Cavrois a traversé plusieurs zones de turbulences qui auraient pu conduire à sa disparition.


La chambre de Paul et Lucie Cavrois, avant restauration. © Jean-Luc Paillé / Centre des monuments nationaux

Durant la Seconde Guerre mondiale, alors que les Cavrois ont déserté, la bâtisse est confisquée par les Allemands qui la transforment en caserne à partir du 28 mai 1940. À la Libération, c’est au tour de l’armée française de réquisitionner les lieux. L’usage militaire cause quelques dégradations mais le mobilier a été conservé. En janvier 1947, la famille Cavrois réintègre son domicile. Le propriétaire veut scinder la villa en deux appartements, notamment pour accueillir enfants et petits-enfants. Mallet-Stevens étant décédé en 1945, c’est l’architecte Pierre Barbe qui se charge des aménagements intérieurs. La famille habitera à Croix jusqu’en 1985, au décès de Lucie Cavrois. Dans la foulée, le mobilier est éparpillé dans une vente aux enchères. Une société immobilière peu scrupuleuse rachète la villa avec l’objectif de démolir le chef-d’œuvre de Mallet-Stevens… pour bâtir un lotissement.

Du champ de ruines à la renaissance

Finalement, la villa est abandonnée, puis vandalisée et squattée. Au début des années 1990, malgré son classement au titre des monuments historiques, l’ex-demeure des Cavrois est dans un état de délabrement avancé. Des arbres poussent à l’intérieur, l’eau s’infiltre jusque dans les moindres recoins, les murs sont entièrement déshabillés, les vitres brisées… Au même moment est créée une association de sauvegarde de la villa, qui va militer pour la mise en place d’un projet de rénovation. En 1996, un comité de soutien composé de trente-trois architectes d’envergure internationale voit le jour, notamment pour sensibiliser les pouvoirs publics. Mais le dossier coince, faute de consensus politique et de négligence de la part du nouveau propriétaire, incapable d’entretenir le site.


Le boudoir de Lucie Cavrois, après restauration. © Didier Plowy - CMN  

En 2001, après des années de tergiversations, l’Etat fait l’acquisition de l’édifice. La Villa Cavrois est sauvée. Sept ans plus tard, le centre de monuments nationaux est chargé de piloter le vaste chantier de restauration du parc et des intérieurs, épaulé par la DRAC du Nord-Pas-de-Calais. Il a été décidé de restituer la villa à l’identique par rapport aux plans de 1932. Les archives de Mallet-Stevens ayant été détruites, la tâche s’annonce considérable. Mais le travail de documentation réalisé par l’association de sauvegarde et des clichés inédits retrouvés au Canada constituent une aide précieuse pour coller au plus près de la construction d’origine. Il faudra attendre 2015 pour que s’achève le chantier qui aura coûté 23 millions d’euros. Le 13 juin, la Villa Cavrois est enfin ouverte au public, qui peut venir contempler un joyau de l’architecture du XXe siècle. Et le succès est au rendez-vous : le « château » imaginé par Mallet-Stevens est visité chaque année par plus de 100 000 personnes. Plus qu’une seconde vie, une renaissance.